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Article publié dans la revue LAVE N°177

Sur quelques îles volcaniques assoupies

Patrick BAROIS

        [ Voilà bientôt quarante années que j’arpente la planète à la découverte des plus belles contrées volcaniques, traquant leurs éruptions. Comme pour la plupart des « volcanophiles », ce sont les volcans italiens tout proches qui, les premiers, ont attisé cette passion. Puis le cercle s’est agrandi à ceux, un brin plus éloignés, de Grèce et plus particulièrement de Santorin. Seulement, à cause de leur faible activité éruptive, je m’en suis vite délaissé au profit de volcans plus colériques. Mais je rêvais un jour d’y retourner.
L’année 2015 aura donc été un retour aux sources pour une visite approfondie de l’arc volcanique égéen.
]

        

        Pour le volcanologue habitué aux cratères projetant des giclées de projectiles incandescents d’où ruissellent d’éblouissants fleuves de feu, ces volcans grecs, tout juste endormis, sont un formidable musée naturel où il retrouve, calme, comme figé par une baguette magique, ce qui le terrifie parfois lorsqu’il crapahute autour de ces lucarnes ouvertes sur les entrailles brulantes de la terre. Alors que là-bas la démesure du spectacle éruptif s’oppose à tout raisonnement et objectivité, tout ici est propice à l’analyse et à la compréhension des choses.

        La Grèce au printemps, c’est la meilleure période pour s’y rendre. Il y fait déjà chaud, mais pas trop, et la campagne explose de fleurs. Alors, je veux découvrir en détail cette région de la mer Égée truffée de quelques volcans discrets ; et pour commencer, une île qui, de prime abord, n’a rien de volcanique, mais est un pur fruit de la « dérive des continents ».

        

1.  Formation de l'arc volcanique égéen

Crète, une montagne sur la mer

        Poser l’oeil sur une simple carte de la mer Égée, c’est comprendre tout de suite que la Crète n’est pas une île comme les autres. Sa forme caractéristique, étroite et allongée sur plus de 260 km d’est en ouest, résulte de la présence d’une véritable échine montagneuse de presque 2 500 m d’altitude qui forme l’ossature de l’île.

        L’hypothèse la plus couramment admise pour expliquer la formation de la Crète est la subduction d’un plancher océanique, vestige de l’ancien Théthys séparant jadis l’Europe de l’Afrique. Cet océan rabougri, désormais appelé la Méditerranée, dont la profondeur se chiffre en milliers de mètres, se ferme encore de nos jours de quelques centimètres par an. La cause en est la lente remontée du continent africain vers l’Europe, la zone de suture, au niveau de la mer de Lybie, se situant justement au sud de l’île de Crète. L’affrontement titanesque entre les deux blocs continentaux a eu pour effet d’écailler la bordure de l’Europe, la découpant en plusieurs petites plaques : Ibérique, Tyrrhénienne, Adriatique, Egéenne, Anatolienne. Ces « plaquettes » se déplacent les unes par rapport aux autres, s’écartant ici, se rapprochant ailleurs ou encore glissant l’une contre l’autre le long de failles transformantes responsables de séismes parfois dévastateurs. La dernière catastrophe du genre ne remonte qu’à une quinzaine d’années avec le terrible tremblement de terre d’Izmit en Turquie. Il causa la mort de plus de 17 000 personnes, provoquant d’immenses dégâts aux infrastructures urbaines.

        Au niveau de la Grèce, la subduction d’une partie du vieux plancher océanique Thétys sous la plaque Egéenne a raclé la grande épaisseur des sédiments marins qui s’y étaient empilés depuis des millions d’années et ceux-ci ont fini par émerger, formant une grande chaine de montagnes dont la Crète est le plus grand vestige.

        Trois massifs montagneux dominent l’île : les Montagnes Blanches à l’ouest (2 453 m), le massif du Mont Ida au centre (2 456 m), point culminant de l’île, et celui du Mont Dikti à l’est (2 148 m). À l’ouest de l’île, ces massifs calcaires sont profondément entaillés par des gorges, résultat d’une érosion puissante provoquée par les pluies rares mais violentes du climat méditerranéen. Pour le géologue, cette partie de la Crète est la plus intéressante à explorer car ces canyons sont comme un livre ouvert sur le squelette de l’île formé d’un empilement de couches de sédiments fortement plissés, témoins muets des forces telluriques colossales qui ont dressé cette montagne sur la mer.

        Randonner entre ciel et mer dans les Montagnes Blanches est une expérience à vivre. Mais pour bien l’apprécier, il faut éviter les périodes estivales de transhumance touristique et préférer le printemps. Privilégier également la découverte des gorges dans le sens est/ouest de très loin le moins couru car la plupart des opérateurs font démarrer leurs circuits au départ de La Canée, l’ancien port vénitien bâti dans la partie occidentale de l’île.

        

2.  Couches de sédiments plissées qui montrent les contraintes tectoniques auxquelles la Crète est soumise.

Gorges profondes

        À mon arrivée en Crète, je suis surpris de découvrir, encore à cette époque de l’année, de larges plaques de neiges blanchissant les sommets de l’île. Des autochtones m’expliquent que l’hiver 2015 a été particulièrement rigoureux avec même de la neige tombée en abondance jusqu’au niveau du rivage, du rarement vu...

        Il est facile de se rendre dans le sud-ouest de l’île pour commencer le trek dans les célèbres gorges qui entaillent les Montagnes Blanches. Que ce soit depuis les villes de La Canée ou d’Héraklion, la capitale, un réseau de bus réguliers permet d’atteindre facilement le petit village d’Imbros, porte d’entrée d’un premier canyon peu visité. Pendant quelques kilomètres, on emprunte un ravin très aride qui reste souvent à sec durant les nombreuses années où il ne reçoit pas la moindre pluie. Il en résulte un tracé dans le lit asséché et caillouteux d’un torrent ou, souvent, les parois verticales du canyon se resserrent au point de former un véritable couloir de pierre sinueux, troué d’une magnifique arche rocheuse à mi-parcours.

        

3.  Défilé serré dans la gorge d’Imbros.

        

        À la sortie de cette première gorge, il est facile de trouver un moyen de transport pour se rendre jusqu’à Hora Sfakion, un petit village de pêcheurs baigné par la mer de Lybie. C’est là que l’on trouve une portion du fameux chemin de grande randonnée qui traverse le Crète d’est en ouest. Le sentier, souvent très escarpé et parfois taillé dans des falaises abruptes plongeant d’un trait dans le bleu de la mer, conduit après une grosse heure de marche jusqu’à la plage de Glika Nera en sable gris, totalement isolée, qui a la particularité d’abriter des sources d’eau douce. Elle sourd tranquillement du sable où il suffit de creuser une petite cavité pour créer une marmite naturelle avec ce précieux liquide. De fait, l’endroit est devenu un repère pour quelques « soixante-huitards » nostalgiques qui régulièrement y établissent un campement de fortune. Comble du confort, les autorités locales ont même installé de petits panneaux solaires qui alimentent en électricité une pompe et permettent à ces résidents d’un autre âge d’avoir une douche tiède... Un luxe impensable, 50 ans plus tôt, à l’époque de Danny !

        Je reprends la route et rapidement je débouche sur la petite baie de Loutro au fond de laquelle se blottit un petit village de maisons blanches, véritable havre de paix uniquement accessible à pied, où j’ai prévu de passer deux nuits. Car d’ici, on peut accéder à une autre gorge très spectaculaire et pourtant délaissée des circuits de randonnée proposés par les voyagistes. C’est vrai que, pour l’atteindre, il faut d’abord s’affranchir des hauts reliefs qui cernent le village. C’est une bonne grimpette matinale, sur des flancs abrupts couverts d’une végétation rabougrie, qui me hisse à plus de 700 m d’altitude sur le plateau d’Anopolis. À partir de là, l’entrée du canyon n’est plus qu’à une demi-heure de marche.

        

4.  L’entrée de la gorge d’Aradaina.

        

        Un fragile pont routier impressionnant l’enjambe et donne le vertige. Puis un chemin en zigzag descend dans les entrailles de la gorge.

        Au plus profond, le minéral règne en maître et la végétation n’y a plus sa place. Un torrent, toujours à sec en été, a entaillé le plateau de parois verticales. Dans ce couloir de pierre, souvent encombré d’éboulis, des équipements spéciaux et des échelles métalliques ont dû être installés pour franchir certains chaos de rochers imposants. La profonde entaille réalisée dans le plateau permet d’observer une véritable coupe géologique dans l’épiderme de la Crète. Les couches de sédiment empilées pendant des millions d’années au fond du vieil océan Thétys y sont fortement plissées, trahissant les forces invisibles colossales qui ont torturé l’île toute entière.

        En approchant du rivage, l’humidité de la mer autorise à nouveau le développement d’une végétation plus conséquente. Je chemine le long d’une véritable haie de lauriers roses en fleur masquant le pied de falaises gigantesques striées d’un dégradé de gris, de bruns et d’ocres. C’est magnifique. La randonnée s’achève sur l’étonnante plage de Marmara, en marbre blanc, étincelante sous le soleil. Repos bien mérité en attendant un caïque traditionnel en bois qui me ramène par la mer à mon port d’attache de Loutro.

        Le village brille de mille feux en ce début de soirée. Les lumières des restaurants qui ourlent le rivage de la petite baie dessinent un croissant de lumières dont le reflet tremble sur les eaux calmes de la mer. Impossible de ne pas tomber sous le charme de ce petit paradis perdu.

        Le lendemain, j’entame une journée de randonnée le long du rivage où alternèrent plages de galets, sentiers escarpés à flancs de falaise, passages ombragés sous des lisières de pins côtiers et où chaque détour de virage débouche sur une crique tranquille aux eaux limpides et cristallines dans laquelle il est très agréable de se baigner. Quelques kilomètres avant Agia Roumeli, le prochain village côtier à atteindre, une étonnante plage de sable gris, semblable à de la cendre volcanique, sert d’écrin à une petite chapelle byzantine plantée là au milieu de nulle part, à une dizaine de mètres des vagues de la mer. En fin d’après-midi, j’ai atteint le débouché des fameuses gorges de Samaria, notre prochaine étape.

Samaria, joyau de la Crète

        On vient du monde entier pour parcourir ce canyon spectaculaire. Mais, contrairement à la très grande majorité des touristes, j’ai choisi de le parcourir dans le sens inverse à l’habitude. En effet, la plupart des randonneurs descendent dans les gorges pour déboucher sur la mer de Lybie. Moi, j’ai préféré les remonter pour grimper sur le plateau d’Omalos, à 1 300 m d’altitude. L’avantage de cette option est de découvrir seul, loin des hordes de touristes, la partie basse, la plus intéressante de la gorge...

        Agia Roumeli n’est plus le petit village paisible de pêcheurs que j’avais découvert il y a trente cinq ans. Il y a en effet bien longtemps que les filets ont été rangés aux oubliettes et que les habitants ont délaissé leurs bateaux pour ouvrir des chambres d’hôtes, des pensions, de petits hôtels, ou des restaurants. Comme dans beaucoup de contrées d’intérêt, le tourisme a transformé les habitudes.

        Au petit matin, je m’engage dans la gorge pour l’étape la plus longue de mon trek : 18 km à parcourir et 1 300 m de dénivellation à vaincre. Je suis seul. À l’entrée opposée, sur le plateau d’Omalos, les bus de touristes venus de La Canée et d’Heraklion doivent déverser leur cargaison... Contrairement aux autres canyons, l’eau coule toute l’année à Samaria. C’est devenu un parc national qui bénéficie d’un aménagement conséquent pour la préservation du site. Désormais, des passerelles en bois permettent de traverser les gués à pieds secs là où auparavant il fallait sauter sur les rochers pour les franchir. À quelques kilomètres en amont du village, après avoir délaissé quelques ponts de pierre aujourd’hui en ruine et qui ne sont plus d’aucune utilité, se dressent les fameuses Portes de Fer. C’est l’endroit le plus resserré des gorges. Deux falaises verticales, hautes de plusieurs centaines de mètres, encadrent un couloir large d’à peine 3 m... Impressionnant ! Si l’horizon a depuis longtemps disparu, c’est maintenant au ciel à se réduire à une simple trainée d’azur, très élevée au-dessus de nos têtes.

        Comme épinglées au milieu de ces murailles verticales, apparemment infranchissables, il n’est pas rare d’observer des chèvres, endémiques de l’île. Comment peuvent-elles se hisser à une telle hauteur et rester ainsi accrochées au-dessus du vide ? Cela reste pour moi un véritable mystère... Quelques kilomètres en amont, la gorge s’élargit quelque peu. C’est là que des hommes ont bâti jadis le petit village de Samaria, aujourd’hui abandonné. Ici se croisent, sous l’oeil incrédule des chèvres, les troupeaux de moutons descendus d’Omalos et les quelques « égarés » remontant la gorge... Au-delà, le sentier continue pendant une bonne heure à l’ombre d’une pinède clairsemée. Puis il attaque la raide paroi du canyon, une «bonne bavante » en jargon de randonneur...

        

5.  Les Portes de Fer dans les gorges de Samaria.

        

        La garrigue méditerranéenne du plateau d’Omalos est entaillée à l’ouest par la gorge d’Agia Irini. C’est une formation géologique plus classique, comme on peut en trouver dans notre hexagone. Un bon sentier y serpente, souvent ombragé, bordé de lauriers rose en fleur, rendant ainsi la ballade très agréable et rafraichissante après les efforts de la veille. À sa sortie, le paisible village de Sougia et sa longue plage de galets gris nous accueille. De là, si on est toujours pas rassasié de gorges, on peut encore arpenter celle de Selinou, dont le sentier démarre derrière le petit port. Elle est nettement plus petite et envahie d’une futaie de chênes verts. Elle conduit au site archéologique de Lissos, un port antique de l’époque mycénienne dont les ruines sont aujourd’hui situées bien en amont du rivage, preuve que l’île de Crète s’est soulevée rapidement au cours des derniers millénaires.

Knossos: témoin d’une civilisation florissante

        La Crète, c’est très bien... mais ça manque de volcan ! Après un périple d’une semaine sur cette île née de la dérive des continents qui vaut vraiment le détour, je pars explorer l’arc volcanique égéen. Pour cela, je me rends dans la capitale, Héraklion, porte d’entrée sur l’archipel des Cyclades qui comptent deux îles au volcanisme récent : Milos et bien sûr Santorin.

        Être à Héraklion et ne pas visiter Knossos serait une erreur. Ce temple, datant de l’époque du bronze, donc âgé de près de 4 000 ans, fut brutalement détruit au moment où la société minoenne qui l’avait érigé était à son apogée.

        Les origines de ce désastre, qui aboutit à la disparition tout aussi soudaine de cette civilisation, sont longtemps restées un mystère. Jusqu’à un jour de 1967 où un dénommé Marinatos, archéologue grec, découvrit sur l’île de Santorin, distante d’une centaine de kilomètres des côtes Crétoises, les vestiges d’une ville contemporaine de l’âge du bronze, avec les mêmes fresques et les mêmes poteries que celles trouvées à Knossos. Ces ruines étaient profondément enfouies sous d’épaisses couches de pierre ponce dont la datation au carbone 14 attribua leur origine à la gigantesque éruption volcanique de Théra (l’ancien nom de Santorin), survenue vers 1650 av J.C., et qui éventra l’île toute entière.

        En 1883, dans le détroit de la Sonde, l’éruption du Krakatau qui fit s’effondrer l’île du même nom, provoqua un gigantesque raz de marée qui déferla sur les côtes voisines de Java et de Sumatra entrainant la mort de 36 000 personnes. De l’étude de ce cataclysme indonésien, les scientifiques calculèrent qu’une éruption quatre fois plus puissante avait démantelé Santorin à l’âge du Bronze et que le raz de marée consécutif avait déferlé sur la Crète située à 100 km plus au sud, anéantissant toute la zone côtière. Le lien était fait entre Santorin, la destruction de Knossos et par la même occasion, la disparition de la civilisation minoenne. Le mythe de l’Atlantide avait trouvé son explication.

        Du temple de Knossos, il ne reste que les ruines de bâtiments, rasés pratiquement au niveau du sol, qui ne dévoilent guère leurs secrets aux yeux des profanes. Mais c’est un passage obligé pour le « volcanophile » désireux de se rendre sur Santorin étudier le volcan responsable de la destruction de ce grand édifice chargé d’histoire et de symboles.

La caldeira de Santorin

        Depuis le port d’Héraklion, de gros ferries partent quotidiennement vers l’archipel que je convoite. Quatre heures de traversée avant de pénétrer dans une petite mer intérieure de dix kilomètres de diamètre, délimitée par une grande île en forme de croissant, bordée de falaises verticales de plusieurs centaines de mètres de hauteur, plongeant d’un trait dans les flots. Avec deux autres îles qui, presque, ferment le cercle, le bateau s’insinue en fait à l’intérieur d’un gigantesque cratère marin dont la dimension impressionne le visiteur. L’endroit est unique au monde et marque à jamais les esprits quand on imagine qu’il y a quelques milliers d’années à peine, une grande terre occupait l’énorme espace circulaire aujourd’hui envahi par la mer.

        

6.  L’ilot d’Aspronisi gardant l’entrée de la caldeira de Santorin

        

        Le navire frôle d’abord l’ilot inhabité d’Aspronisi. Avec une base formée d’un empilement de coulées de lave sombres surmonté d’une couche blanche de ponce d’égale épaisseur, il ressemble à une sorte de grosse tarte meringuée posée sur l’eau... Droit devant la proue, l’immense falaise au pied de laquelle se niche Athinios, le port de Santorin, paraît encore bien loin. Progressivement, l’immense croissant de terre, vestige de l’antique Thera, se déroule devant mes yeux. Au sommet des escarpements, des maisons d’une blancheur éclatante sont accrochées au bord du précipice, construites entre ciel et mer, bravant les lois de la gravité. Elles se regroupent en agglomérations et ressemblent à des plaques de neiges persistantes qui, en fin d’hiver, s’accrochent encore sur les flancs des montagnes. Le rythme effréné des constructions les a fait descendre des bords des falaises jusqu’aux limites ultimes du constructible, là où la paroi devient trop verticale. En continuant vers la droite, en suivant la boucle que fait la ligne de crêtes de la caldeira, d’autres flocons blancs plus épars témoignent de l’appétit vorace des promoteurs immobiliers. Plus au sud, une dernière couche de neige haut perchée correspond au village d’Akrotiri où j’ai réservé une chambre d’hôtel.

        

7.  La caldeira marine de Santorin vue du Nord.

        

        Nous débarquons dans l’effervescence du port d’Athinios. Belle prouesse technique du génie civil grec que d’avoir construit, dans une minuscule crique au pied de falaises imposantes, là où l’espace est réduit à sa plus simple dimension, un port en eaux profondes. Je règle quelques formalités pour mes prochains départs vers les autres îles volcaniques de la mer Égée, loue une voiture pour les quelques jours où je vais rester à Santorin et bientôt je m’attaque aux lacets de la route vertigineuse qui me hisse au sommet de l’escarpement. Chaque virage dévoile un panorama plus impressionnant que le précédent. Plus je m’élève, plus la vision s’élargit sur la mer intérieure occupant la caldeira. Sa dimension en impose vraiment... Au centre, s’étale le volcan actif constitué de deux îles. La première, vaste bloc de lave déchiqueté et sans grand intérêt, ne retient pas vraiment l’attention, occulté qu’il est par le centre actif, circulaire et bien plus esthétique.

        

8.  Les falaises abruptes de la caldera de Santorin, au-dessus du port d’Athinios.

Les kameni : des bombes à retardement

        Si au niveau du rivage, cette galette de lave surbaissée n’est pas très impressionnante, vue d’une certaine hauteur, elle prend une toute autre dimension. Autour d’un sommet brun, émoussé, divergent de nombreuses coulées de lave épaisses et noires qui se déploient en éventail sur le bleu de la mer. Le contraste des couleurs est étonnant. Mais pour en découvrir davantage, il faut débarquer sur l’île.

        Pour cela, je me rends dans la capitale Fira. Et là, ma déception est grande... Des décennies d’exploitation d’un tourisme intensif ont transformé le petit village, qui m’avait tant émerveillé il y a près de 35 ans, en une véritable usine à touristes. Chaque jour, deux ou trois paquebots de croisière déversent dans la cité des milliers de moutons qui déambulent en files indiennes dans les ruelles étroites qui n’ont pas été conçues pour absorber de tels flux migratoires. Pourtant, nous ne sommes encore qu’en début de la saison touristique. Les grands mois de transhumance estivale doivent être invivables... À Fira ne subsiste plus aucune des maisons traditionnelles qui faisaient le charme du village d’antan. Aujourd’hui, la rue principale, jadis en corniche au bord du vide, n’est plus qu’une succession de boutiques de luxe, de magasins à souvenirs très kitsch, et l’urbanisme débridé a même colonisé le haut des falaises, là où toute construction paraissait pourtant impossible à réaliser. Ainsi déborde une véritable coulée de ciment blanche, dans un treillis inextricable de villas de luxe et d’hôtel avec des piscines à débordement, entre lesquels on a même poussé le vice de bétonner et peindre les rochers saillants qui osent encore émerger du sol !

        

9.  Palea kameni, volcan actif de Santorin.

        

        Dans ce capharnaüm de constructions, il devient difficile de repérer le vieil escalier en galets qui descend jusqu’à l’ancien port de Santorin désormais uniquement dédié à ce tourisme de masse. Quand je le découvre enfin, c’est la stupéfaction... Il est encombré par un véritable embouteillage de dizaines de baudets accompagnés de leurs muletiers, qui remontent les ovidés échappés des «navires-immeubles » de dix étages stationnant dans la petite baie. On a même dû doubler cet axe de circulation par un téléphérique pour écouler plus rapidement le trafic ininterrompu de ces meutes bedonnantes et colorées. Je me force à descendre le sentier dont les galets ont disparu sous un revêtement d’excréments séchés à l’odeur nauséabonde... Gare à éviter les innombrables mottes de « bitume » encore molles... Tristesse et désolation !

        En bas, nous sommes entassés à près d’une centaine à bord d’un caïque traditionnel qui emmène chaque jour son plein de moutons découvrir à quoi ressemble un volcan actif. Quand nous démarrons, surprise ! nous nous dirigeons vers l’autre port d’Athinios où le capitaine doit compléter son chargement... Ce détour à au moins le mérite de me faire découvrir en détail les falaises de la caldeira que nous longeons ainsi sur plusieurs kilomètres.

        

10.  Falaises de la caldeira constituées d’un empilement de coulées de lave surmontée de la couche de ponce de 50 m d’épaisseur datant de l’âge du bronze.

        

        Devant mes yeux, défile un véritable milles feuilles en pierre où alternent des coulées de lave compactes et colorées et des couches de cendres noires. L’éruption de l’âge du bronze, qui a provoqué la formation de la caldeira bordée de ces falaises tigrées, a ouvert le thorax du volcan, mettant à nu son squelette. Mais la couche la plus impressionnante parce que la plus épaisse est cette ponce blanche vomie par les entrailles du volcan en une seule et même éruption. Elle recouvre toutes les corniches sur plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur. Là où les habitations ne la cachent pas, elle en impose par ses dimensions vraiment hors du commun. Dès lors, on comprend mieux le déroulement de la catastrophe qui aboutit à l’anéantissement de la civilisation minoenne. Les gisements de cette véritable mousse de lave solidifiée sont si épais qu’ils ont été exploités pendant des décennies avant que le tourisme de masse ne devienne l’atout économique principal de l’île. Auparavant, la pierre ponce de Santorin était exportée dans le monde entier. D’ailleurs, au pied des falaises, on remarque encore les quais métalliques aujourd’hui délabrés où les minéraliers accostaient jadis pour charger le précieux matériau.

        Le caïque fonce maintenant vers le volcan et jette d’abord l’ancre dans une crique ouverte sur l’ilot déchiqueté de Palea Kameni, le plus vieux des centres éruptifs, aujourd’hui muet. Ici, quelques fumerolles sourdent encore sous la mer, au niveau du rivage. Elles ont oxydé les sédiments et contaminé l’eau qui a pris une curieuse teinte orangée. Cette petite baie frangée d’escarpements rocheux dont la base est rougie par les émanations sulfureuses est devenue un lieu de culte touristique... Alors, tout le monde au jus ! voilà un troupeau d’ovidés mutés en amphibiens... Ce sera sans moi.

        

11.  Dôme de lave au sommet de Palea kameni.

        

        S’il y a une chose qui n’a pas changé à Santorin depuis ma dernière visite, il y a 35 ans, c’est bien le volcan nea Kameni. On s’y balade toujours au milieu des vieux dômes colorés de lave visqueuse, des coulées épaisses et noires, des bombes craquelées, pour atteindre facilement le sommet et ses quelques cratères émoussés et oxydés. De ce belvédère surélevé, le panorama circulaire sur toute la caldeira et ses falaises verticales est toujours aussi impressionnant et permet de mesurer l’ampleur de cette éruption préhistorique qui anéantit une civilisation. Rien n’a changé donc, depuis la dernière explosion de 1950. Ah si, j’oubliais... il faut désormais s’acquitter d’un droit d’entrée pour arpenter le volcan.

        

12.  Les cratères de Palea kameni.

En guise de bilan

        Santorin est victime de son succès et de sa beauté. Le tourisme de masse a ainsi défiguré l’île et transformé les us et les coutumes d’une grosse frange de la population, galvanisée par l’appât du gain.

        Je m’en suis rendu compte également en grimpant au sommet du mont Elias, ce bastion calcaire formant l’ossature de Santorin et servant d’assise aux coulée de laves du volcan qui sont venues s’y accoler. De ce belvédère à plus de 600 m d’altitude, la vue est imprenable sur l’ensemble de la caldeira mais aussi sur les flancs extérieurs de l’ancien volcan. Et là, le constat est sans équivoque : non seulement, en bordure des falaises, les villages de Fira et d’Imerovigli face au neck de Skaros ont fusionné pour ne plus former qu’une seule et même agglomération, mais partout ailleurs toute la campagne et ce qu’il reste des champs de vignes sont mouchetés de blancs par les innombrables constructions d’une urbanisation débridée.

        Quant au magnifique sable noir des plages de Kamari et de Perissa, il y a bien longtemps qu’il a disparu sous des rangées militaires de transats et de parasols. Mais la crise est aussi passée par là : des squelettes en béton d’habitations inachevées défigurent partout la campagne jadis si belle et prouvent que l’eldorado touristique a aussi ses limites.

        Je quitte la capitale sans regret et rejoint Oia, le village le plus au nord, par le dernier sentier de randonnée existant encore sur l’île. C’est une magnifique balade, à ne pas manquer, qui longe le haut des corniches de la caldeira et où chaque virage ouvre une perspective admirable sur cette mer intérieure d’un bleu profond.

        Mon port d’attache, le village d’Akrotiri, est encore relativement préservé. Là, à l’écart des grandes transhumances, je vais pouvoir profiter plus sereinement de Santorin : un petit hôtel convivial sur les corniches dominant la caldeira, une petite plage de sable rouge au pied de la falaise, des soleils couchants somptueux au-dessus de l’ilot d’Aspronisi, les ruines du site minoen à deux pas... c’est presque le paradis. « Presque », car je ne remettrai plus les pieds à Santorin, sauf en cas d’éruption volcanique bien sûr...

Milos : des rivages tout en couleur

        Un puissant catamaran tranche violemment les flots et m’emmène vers Milos, ma seconde étape. J’avais survolé l’île en avion juste avant mon arrivée en Crète et découvert là-aussi une caldeira marine ouverte en fer-à-cheval sur le nord trahissant sans nul doute possible la nature volcanique de cette terre.

        

13.  La caldera de Milos et ses deux volcans récents en arrière plan.

        J’ai réservé un petit studio sur les hauteurs de Plaka, la capitale et, à mon réveil, depuis le balcon, un splendide panorama me tire du sommeil : mer et ciel d’un bleu azur avec, en toile de fond, de l’autre côté d’un petit détroit, deux cônes volcaniques imposants, points culminants de Milos. Ce sont les édifices rhyolitiques de Profitis Ilias et du Mont vouno. L’histoire volcanique de Milos est très singulière dans la mesure où la plupart des roches aujourd’hui émergées sont le produit d’éruptions sous-marines, les terrains ayant par la suite été soulevés par d’importants mouvements d’origine tectonique. Il en résulte, là où l’érosion a fait son oeuvre et mis à nu la roche, une incroyable palette de couleurs. L’interaction de l’eau et du magma, cette formidable cuisine du diable, a ainsi donné naissance à des gisements de manganèse, de kaolin, de baryte, de perlite, de bentonite auxquels viennent se rajouter des produits plus habituels sur les volcans : soufre, ponce, obsidienne, pouzzolane.

        Partout, des falaises altérées par la géothermie et les phénomènes hydrothermaux associés encadrent de magnifiques petites criques envahies d’une eau turquoise, translucide, dans laquelle il est agréable de se baigner. Mais, pour découvrir tous les secrets des rivages colorés de Milos, il ne faut pas hésiter à faire le tour de l’île par la mer. Chaque matin, au port d’Adamas, des capitaines proposent leurs services car la randonnée nautique prend la journée entière. J’embarque à bord d’un caïque traditionnel en bois sous un soleil radieux.

        Traverser la caldera de Milos permet de découvrir quelques petits villages de pêcheurs aux maisons colorées, nichés au pied de falaises rocheuses devant lesquelles des écueils aux formes déchiquetées montent la garde. Après avoir contourné la pointe nord du fer à cheval, s’ouvre une grande baie d’une blancheur étincelante. nous avons atteint le site extraordinaire de Sarakiniko où des nappes immenses de ponce s’avancent dans l’azur de la mer. Depuis le bateau, je découvre de grandes cavernes creusées dans des falaises immaculées, des arches enjambant des draps d’écume. Au sol, les eaux de ruissellement ont sculpté de petits canyons en marche d’escalier encadrés de murs resserrés, isolé des pinacles de ponce, dressé des cheminées de fées là où un bloc de pierre est resté en équilibre précaire à la cime d’un minaret court. Là-bas, des champignons rocheux étonnent ; ailleurs, l’érosion éolienne a dentelé des festons de pierre tendre sur les bords de petites tables en tuf volcanique.

        

14.  Les rivages blancs de ponce sur le site de Sarakiniko.

15.  Arche de ponce à Sarakiniko.

        

        Le caïque s’éloigne de la côte vers un ilot d’apparence anodine. Mais en s’approchant, cet énorme bloc de lave arrondi littéralement surgi des flots révèle des ensembles spectaculaires d’orgues basaltiques à la symétrie parfaite. Dressés vers le ciel ou légèrement inclinés, incurvés dans de petits amphithéâtres ou surplombant l’entrée de grottes creusées par les vagues, ces colonnes de lave sombre constituent un joyau volcanique qui ravira le plus blasé des géologues...

        

16.  Orgues basaltiques sur l’ilot de Glaroninissia au nord de Milos.

        

        Notre bateau longe maintenant les côtes de Milos. Par le nord-est d’abord, au niveau de la baie de voudia, des minéraliers ont jeté l’ancre. Ils attendent de s’arrimer à des appontements pour charger la perlite et la bentonite acheminées par tapis roulants depuis les vastes mines à ciel ouvert creusées sur le plateau au-dessus du village d’Apollonia.

        J’ai visité ces excavations, énormes entonnoirs aux parois sculptées de terrasses multicolores au fond duquel stagne généralement un étang d’eau de pluie couleur jade. Ces endroits ressemblent à des palettes de peintre tant les couleurs sont chatoyantes et d’une infinie diversité de teintes.

        Plus loin, au niveau du rivage de Paliorema, une ancienne mine de soufre aujourd’hui désaffectée témoigne, avec ses rampes et ses bâtiments délabrés, de cette activité industrielle de Milos jadis bien plus importante.

        Le caïque s’éloigne. Pendant plusieurs heures, nous découvrons des falaises aux teintes irréelles : des roses, des jaunes, des ocres, des verts, des bruns, des grenats, des blancs, des gris... toute une panoplie de couleurs chaudes qui s’embrasent au fur et à mesure que le soleil descend sur l’horizon et que ses rayons frappent de plein fouet ces falaises de poudre volcanique. Parmi ces reliefs bigarrés où les tufs de différentes couleurs s’enchevêtrent, de rares plages se sont ouvertes. Sur celle de Paléochori, des fumerolles encore actives ont déposé sur les rochers de fines couches jaunâtres de sels mamelonnées.

        Plus loin, à Kleftiko, des falaises tendres de ponces ont été disséquées par les flots en magnifiques arches, colonnes et cavernes d’un blanc éclatant. Se baigner dans des eaux bleues et translucides, au milieu de ce décor théâtral, est un vrai plaisir insolite.

        En remontant vers Adamas, une dernière curiosité géologique va achever de nous ravir. Gardée par des pénitents de pierres sombres, une petite crique signalée par des falaises éblouissantes, d’un blanc immaculé, s’ouvre à nos yeux admiratifs.

        Une sorte de porche, dont la voute se serait abimée en mer, constituée d’orgues basaltique irrégulières et sombre, l’encadre et en protège l’entrée. Décidément, je reste conquis par Milos, son calme, son atmosphère serein et ses rivages colorés au nul autre pareil !

        

17.  Les rivages colorés de Milos.

18.  Arches et falaises de ponce sur le site de kleftiko.

Nysiros : un paradis oublié

        Un lourd ferry de nuit me fait quitter l’archipel des Cyclades pour celui du Dodécanèse situé à l’autre bout de l’arc volcanique égéen. Aux aurores, je débarque sur l’île de Kos. Le soleil éclaire de plein fouet les maisons colorées qui s’enroulent autour des quais du port. Elles s’embrasent sous cette lumière directe alors qu’un puissant arc en ciel, brusquement surgi des nuages, les transperce sur fond de ciel gris. À quelques encablures du rivage, je distingue les côtes turques dans la brume matinale. D’ailleurs, l’influence orientale est bien présente sur Kos. Les minarets de mosquées cohabitent désormais avec les églises orthodoxes aux murs blancs et aux coupoles peintes du bleu caractéristique de cette région de Méditerranée.

        Pour atteindre nisyros, distante d’une vingtaine de kilomètres, il faut rejoindre l’autre port situé sur la côte sud. Un service de car assure la liaison entre les deux villes. Mais à mon arrivée, les derniers ferries locaux à destination de l’île volcan sont partis. Comme Hippocrate en son temps, en ce même lieu, mais dans un autre domaine, j’avais pourtant prêté serment d’atteindre au plus vite ce volcan tant convoité... Mais ce sera pour ce soir. En attendant, nisyros me nargue dans le lointain. Elle semble pourtant à portée de main... Son profil est celui d’un volcan bouclier avec des pentes douces caractéristiques mais, au centre, une ligne de crête au relief tourmenté marque les rebords d’une caldeira.

        

19.  Vue d’ensemble de l’île de Nisyros.

        

        Dans le bateau, j’entre en contact avec des Français qui ont acheté une maison sur Nisyros. Je leur parle de mon périple en mer Égée. « Vous avez gardé le meilleur pour la fin », m’avouent-ils... nous approchons. Sur la droite s’étale le grand ilot blanc de Giali, raboté artificiellement en terrasses régulières : c’est un des gisements de pierre ponce les plus importants de Grèce. Devant la proue du navire, le port de Mandraki se profile. Le village est bâti au pied d’un éperon rocheux au sommet duquel un monastère a été érigé aux côtés d’un vieux château du XIVéme siècle aujourd’hui délabré. Juste un peu plus haut, sur un autre promontoire, les ruines du Paléokastro, vestiges d’une imposante acropole datant de l’époque Mycénienne, témoignent d’une occupation humaine très ancienne. Ces murs cyclopéens sont construits à partir d’énormes blocs de pierre volcanique parfaitement taillés pour s’ajuster impeccablement les uns dans les autres. Derrière ces collines qui protègent le village, j’ai découvert une plage de galets de basalte d’une régularité parfaite, véritable amoncellement « d’oeufs d’autruche » sombres étonnamment symétriques.

        Le lendemain, direction le volcan, l’objectif principal de ma venue sur l’île. Une bonne route monte jusqu’au vieux village d’Emporios. Sur les bas-côtés, de petites chapelles miniatures, perchées sur un piédestal, jalonnent fréquemment le bitume. Certaines sont d’un esthétisme rare, véritables cathédrales en modèle réduit. J’apprendrai plus tard que chacune d’elles a été érigée à la mémoire d’un tué par accident de la route... Le chemin d’accès au volcan est donc bien plus dangereux que le volcan lui-même ! Emporios est un ancien village d’agriculteurs aujourd’hui abandonné aux estivants qui ont racheté les maisons pour les restaurer. Il est construit sur les bords de la caldeira de Nisyros et offre de superbes perspectives sur l’immense cratère volcanique.

        D’un diamètre de deux kilomètres, cette arène parfaitement circulaire est bordée de falaises verticales atteignant plusieurs centaines de mètres de hauteur. Au fond, la dépression est occupée pour moitié par une forêt clairsemée, sorte de bush ressemblant à la savane africaine. À l’intérieur, paissent quelques troupeaux de bovins. Au-delà, l’autre portion du cratère a la couleur du soufre et de l’enfer. À droite, un cône imposant veille sur un vaste puits bas, ouvert comme à l’emporte-pièce dans le plancher de la caldeira que l’on atteint par une bonne route serpentant dans la paroi. Au fond, je rencontre des volcanologues italiens effectuant des mesures sur quelques fumerolles invisibles dans cette chaleur déjà forte de ce milieu de matinée. Un tube d’acier creux planté dans le sol piège le gaz volcanique et le canalise dans une ampoule sous vide où barbotte une solution aqueuse jaune citron. Le soufre dissous doit y être très concentré. Plus loin, un thermocouple affiche une température sous la surface du sol de 90 °C. Tout autour de nous, la terre est cocardée de grandes taches jaunâtres où le soufre cristallise en aiguilles et concrétions enchevêtrées. L’humidité du gaz perle en gouttes translucides à l’extrémité des pointes minérales isolées. Je quitte les scientifiques non sans avoir palabré volcan pendant de longues minutes.

        

20.  La caldeira de Nisyros.

21.  Le cratère Stefanos.

        

        Je me dirige maintenant vers l’endroit le plus actif de la caldeira, le cratère Stefanos. Descendre au fond de cette dépression d’une vingtaine de mètres de profondeur est un jeu d’enfant. Son fond plat et blanc, de 200 m de diamètre environ, réverbère la puissante lumière du soleil et éblouie les yeux. Partout le tuf volcanique oxydé s’est mû en une roche très friable, sorte de mortier volcanique agrégé et consolidé par les eaux de pluie. Son altération par l’activité fumerolienne diffuse a peint une étonnante variété de couleurs chatoyantes. Toute une palette de roses, de pourpres, de jaunes, d’orangés, et des pastels aux nuances infinies donnent vie à ce cratère endormi depuis plus d’un siècle. Au centre, cernée par un fin cordage de protection que je franchis facilement, une zone apparemment plus active est percée d’une multitude de trous jaunis, aux rebords fissurés et craquelés. Plus loin, de petites dépressions semblent témoigner de l’extrême fragilité du terrain qui pourrait s’enfoncer sous mon propre poids. J’avance prudemment, n’accordant qu’une confiance très limitée à ce sol miné, pourri de l’intérieur, qui sonne creux par endroit. Je tente de percevoir le glougloutement d’une mare de boue interne ou mieux, d’apercevoir le liquide argenté bouillonner à l’air libre, mais tout est mort, asséché par un soleil impitoyable. À l’automne, lorsque les premières pluies viennent imbiber ce sol spongieux, peut-être cette solfatare se réveille-t-elle alors de sa léthargie estivale...

        C’est au pied des parois du cratère, parmi des arabesques de soufre en aiguille, que je découvre une seule et unique marmite de boue. Simple vasque d’un mètre de diamètre aux rebords festonnés de grosses stalactites de matière gluante, un liquide gris y est brassé énergiquement par un flux permanent de gaz volcanique. Les eaux de ruissellement s’en donnent à coeur joie pour entailler, rogner, balafrer les murs friables du cratère. Certaines cicatrices sont suffisamment larges pour que l’on puisse s’y insinuer sans difficulté et découvrir des murs jaunis, sculptés et ciselés par le temps.

        La grande majorité des touristes qui visite la caldera se contente du cratère Stéfanos. Mais une autre curiosité, non moins impressionnante, mérite le détour. C’est dans les parages du grand cône oxydé, que j’avais repéré depuis les rebords de la caldeira, qu’il faut la chercher, un peu à l’écart de la route. L’ensemble est une juxtaposition de petits cônes et cratères en forme d’entonnoir. Quelques fumerolles, bien visibles cette fois, soufflent leur vapeur blanche dans l’azur du ciel à partir d’évents sculptés en fleurs de soufre ou de petites gueules noires ourlées d’aiguilles jaunes.

        À la mauvaise saison, un lac d’eau de pluie doit stagner au fond du plus grand des cratères, en témoigne cette vaste zone d’argile séchée qui se débite en grosses dalles séparées de profondes fissures. Mais, plus encore que dans le Stéfanos, ce qui impressionne ici, ce sont les petits canyons creusés par les eaux de ruissellement. Elles ont mis à nu et buriné les couches de tuf en gorges miniatures qui ont révélé plus qu’ailleurs les coloris lumineux de ce cratère admirable.

        Sur les rebords sud de la caldeira est perché, entre ciel et terre, le magnifique village de Nikia. Ces ruelles blanches, étroites et paisibles, décorées par endroits de mosaïques dessinées avec de petits galets noirs et clairs, invitent à la flânerie. Soudain, au détour d’un virage, la perspective s’ouvre sur un panorama grandiose. Toute la dépression volcanique s’étale à nos pieds et grave à jamais les mémoires.

        J’ai adoré Nisyros, son calme, son volcan bien sûr, mais aussi ses villages tranquilles et ses plages de basalte désertes. Car les touristes ne restent pas sur l’île. La plupart la visitent en excursion d’une journée depuis Kos, arrive avec les ferries locaux du matin, grimpe jusqu’à la caldeira, redescend faire un peu de shopping dans les rues de Mandraki et, en milieu d’après-midi, tout ce beau petit monde retourne sur la grande île voisine. Dès lors, Nisyros affiche son plus beau visage et quoi de plus agréable que de terminer la journée en bord de mer, à la terrasse d’un restaurant, à déguster un bon poisson grillé, bercé par le bruit des vagues...

        

--- Images © Patrick Barois ---

22.  Solfatare dans le cratère Stefanos.

23.  Fleur de soufre dans le cratère Stefanos.

24.  Le second cratère dans la caldeira de Nisyros.

25.  Canyon de quelques mètres de profondeur creusé dans les parois d’un des cratères de Nisyros.

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Notre histoire se perd dans la nuit des temps, quand les descendants du Dieu Poséidon et de la mortelle Clito, avaient construit une cité idéale, l’Atlantide. Leur île immense se situait dans l’océan Atlantique, au-delà des colonnes d’Héraclès. Corrompus par l’orgueil de la domination, ils envahirent l’Europe mais furent arrêtés par les Athéniens. Zeus, pour les punir, déclencha un cataclysme...

Voilà bientôt quarante années que j’arpente la planète à la découverte des plus belles contrées volcaniques, traquant leurs éruptions. Comme pour la plupart des « volcanophiles », ce sont les volcans italiens tout proches qui, les premiers, ont attisé cette passion. Puis le cercle s’est agrandi à ceux, un brin plus éloignés, de Grèce et plus particulièrement de Santorin ...