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Article publié dans la revue LAVE N°214

Les Champs Phlégréens

Jean-Claude TANGUY & Santo SCALIA

[ La région napolitaine est surtout célèbre en raison du Vésuve, dont la double cime domine le Sud-est du golfe, et par le souvenir des villes anéanties Pompéi et Herculanum. Mais le Vésuve est rentré dans une longue période de repos depuis 1944, et l’attention se porte aujourd’hui sur la région située à l’Ouest de naples, dénommée Champs Phlégréens ( de φλεγραίος=brûlant, Campi Flegrei en italien ).]

Figure 1.  Schéma des Champs Phlégréens, avec les limites approximatives des caldeiras de l’ignimbrite campanienne et du tuf jaune napolitain (doc. Osservatorio Vesuviano).

        

        Dans cette région étrange, en effet, les anciens auteurs grecs voyaient la trace de la lutte entre Zeus et les géants, et les romains plaçaient une entrée des enfers. Le géographe Strabon ( env. 63 BCE-23 CE ) décrit « tout le pays jusqu’à Baies et au territoire de Cumes rempli de soufrières, de fumerolles et de sources thermales » et il ajoute : « juste au-dessus de la ville s’élève un plateau connu sous le nom de Forum Vulcani, entouré de toutes parts de collines volcaniques d’où se dégagent par de nombreux soupiraux d’épaisses vapeurs extrêmement fétides » (Tardieu, 1867).

        Les Champs Phlégréens montrent à l’époque actuelle des restes de cônes, anneaux de tufs et dômes répartis à l’intérieur et sur les bords d’une surface presque circulaire d’environ 12×15 km de large, qui témoigne d’une ancienne caldera. Celle-ci, dont la moitié méridionale est sous-marine, est délimitée à l’Ouest par le cap Misène, vers l’Est par le Pausilippe, et c’est dans la banlieue même de Naples que son bord le plus élevé atteint 458 m au couvent de Camaldoli. Bien qu’actif depuis plus de cent mille ans, ce système doit l’essentiel de sa structure à la formidable éruption de l’ignimbrite campanienne, dite encore tuf gris napolitain, il y a quelque 40 000 ans (- 40 ka) : c’est alors que 100 à 300 km3 de magma trachytique, triplant de volume par l’expansion des gaz, s’épanchèrent en nuées ardentes sur toute la Campanie, franchissant les montagnes de Sorrente hautes de 1 000 m ( Scandone et Giacomelli, 2018 ; Orsi et al., 2022 ; site internet de l’osservatorio vesuviano). Ce fut la plus grande éruption en Méditerranée pendant le Quaternaire. à cette époque la région n’était que très peu peuplée par quelques ancêtres de l’homo sapiens actuel, fort heureusement car le tuf gris a recouvert une superficie de plus de 7 000 km2 sur une épaisseur de 20 à 60 m. Encore aujourd’hui on retrouve ce dépôt dans la Campanie et au-delà de la péninsule de Sorrente (Salerne), jusque dans l’Apennin. Le fameux Vésuve n’existait pas encore car sa base repose précisément sur le tuf gris provenant de l’ignimbrite campanienne.

        

1.  Cette grotte percée dans le tuf de l’un des volcans phlégréens parmi les plus récents, serait-ce l’antre de Polyphème ?
image © Jean-Claude Tanguy

        

        Une autre manifestation phlégréenne importante, bien que trois fois moindre, fut l’émission du tuf jaune napolitain vers - 15 ka : ce matériau est ainsi nommé parce que Naples est construite sur lui, souvent même avec lui car c’est une excellente pierre à bâtir, facile à tailler et très résistante. Ensuite de nombreuses éruptions ont eu lieu à l’intérieur de la caldera, la remplissant de leurs projections et faisant reculer la mer : sur le site de l’Observatoire Vésuvien figurent plus de 60 paroxysmes postérieurs au tuf jaune napolitain ( di Vito et al., 1999). Ces éruptions ont été en majorité modestes, une seule approchant le km3 ( Agnano-Monte Spina ), mais le voisinage de l’eau a souvent imposé des dynamismes phréatomagmatiques violents : le lac Averne, le mont Gauro, la Solfatare, les Astroni sont de grands cratères d’explosions formés il y a plus de 3 000 ans. C’est à cette époque et en ce lieu qu’est née la légende des Cyclopes, et non sur l’Etna qui n’est même pas cité par Homère. Le grand helléniste Victor Bérard assure avoir retrouvé la grotte de Polyphème dans le golfe de Pouzzoles en face de la petite île de nisida ( Bérard, 1963, p. 31-33 ). Bien plus tard, le mythe des « yeux ronds » fut transposé en Sicile par Virgile dans l’Enéide, peu avant la mort du poète romain en 19 av. J.-C.

        

2.  Le Serapeum de Pouzzoles exondé par les bradyséismes de 1969 - 1985 (les mollusques marins ont laissé les traces noires sur les trois colonnes)
image © Jean-Claude Tanguy

        

        Selon les fluctuations magmatiques, le sol de la région se soulève ou s’abaisse avec lenteur. Le phénomène est appelé bradyséisme (du grec lent séisme, ce dernier mot dans le sens de mouvement du sol ). il peut être constaté grâce aux empreintes de mollusques marins sur les colonnes du Serapeum de Pouzzoles. Cet édifice (attribué au dieu Sérapis, en réalité un marché public) dominait à l’époque romaine de plus de cinq mètres le niveau de la mer, mais son enfoncement progressif a amené sa submersion jusqu’à - 6 m vers l’an Mille ; le mouvement s’est alors inversé et le sol a recommencé à s’exhausser, avec une altitude temporaire d’environ sept mètres lors de l’éruption du Monte Nuovo.

Dernière éruption magmatique : le Monte Nuovo (1538)

        Une accélération notable du gonflement du sol s’était produite vers 1500, accompagnée de séismes ressentis à Pouzzoles, comme en atteste un édit du roi Ferdinand (Parascandola, 1946 ; Scandone et Giacomelli, 2018). Nouveaux mouvements du sol notés en 1511, entraînant la ruine de plusieurs édifices, à la fois par les séismes et à cause d’un soulèvement notable de la plage. En 1534 de nouvelles secousses « ébranlèrent naples presque continuellement, avec souvent quatre ou six secousses par jour » et continuèrent les mois suivants. De 1536 au 28 septembre 1538 il y eut encore davantage de tremblements de terre, dont les plus violents étaient nettement ressentis à Naples...

        Enfin le 29 septembre, à deux heures de nuit ( ancienne heure italienne correspondant à environ 20 H UTC ), une très forte secousse accompagnée d’une détonation signalait l’ouverture d’une bouche éruptive au Sud-Est du lac Averne ( delli Falconi, 1538 ). En même temps, le sol avait continué de gonfler : au moins 7 m de soulèvement la veille de l’éruption, provoquant la fuite de tous les habitants. Cette éruption fut d’ailleurs plutôt modeste, durant moins d’une semaine et construisant un cône haut de 130 m, le Monte Nuovo. Le volume des pyroclastes, estimé aujourd’hui à 30×106 m3, correspond à celui d’une petite éruption du Vésuve ou de l’Etna. Mais la station balnéaire de Tripergole disparut, située sur le lieu même où s’édifia le Monte Nuovo, et les habitants de Pouzzoles avaient abandonné leurs maisons car la mer s’était retirée, laissant à sec les bateaux et de nombreux poissons morts. En outre le 6 octobre, alors que tout semblait fini, une projection de matières incandescentes surprit sur le cône une vingtaine de curieux dont aucun ne fut retrouvé.

        

3.  L’éruption de 1538 d’après un témoin oculaire (Marco Antonio delli Falconi).

        

        Après 1538 le sol de Pouzzoles avait recommencé à s’abaisser, mais le mouvement s’est inversé en 1950 et de nouvelles crises de soulèvement rapide ont eu lieu depuis 1969, bien qu’avec des rémissions. C’est ce phénomène qui maintenant préoccupe les autorités italiennes.

        

4.  Le Monte nuovo actuel et la baie de Pouzzoles, à droite le lac Lucrin, au fond le cap Misène.
image © Jean-Claude Tanguy.

La Solfatare et la crise actuelle

        La Solfatare de Pouzzoles est sans doute le plus connu des volcans phlégréens, car elle est voisine des lieux de villégiature des anciens Romains, ou d’établissements urbains comme les thermes de Baies, l’acropole de Cumes et l’amphithéâtre Flavien. Au point de vue volcanologique, la Solfatare est un ancien maar produit par une violente éruption phréatomagmatique, il y a un peu plus de 4200 ans.

        

5.  La Solfatare de Pouzzoles. image © image Google earth.

        

        Elle se présente aujourd’hui comme une petite plaine parsemée de fumerolles entourant un étang de boue brûlante, un endroit dangereux où périrent récemment un enfant et ses parents qui tentaient de le sauver. En dépit des travaux pour sécuriser la zone, la Solfatare reste interdite à cause de la crise actuelle : c’est en effet sur cette zone que sont centrés les récents mouvements du sol et recrudescences fumerolliennes. D’une façon plus générale, il faut considérer que 350 000 personnes environ peuvent être affectées en cas d’intensification des phénomènes sismiques et volcaniques.

        Deux premiers soulèvements rapides du sol se sont produits de 1969 à 1972, puis en 1982-85, accompagnant de nombreux séismes qui endommagèrent les habitations et le port de Pouzzoles, en exhaussant le sol d’environ 3,5 m. Ces événements ont entraîné l’évacuation temporaire d’un grand nombre de personnes et augmenté l’inquiétude pour l’agglomération napolitaine toute proche, située sous les vents dominants et donc aux premières loges en cas de retombées de ponces et de cendres.

        Des mouvements de quelques cm ont encore eu lieu entre 2000 et 2004. Le phénomène s’est accentué de façon notable ces dernières années, passant à 15 mm/mois depuis le début de 2023 selon Mauro Di Vito, directeur de l’Observatoire Vésuvien, qui centralise les données concernant la région napolitaine. En mai 2024, le soulèvement du sol atteignait 125 cm depuis novembre 2005. Les phénomènes de déformation sont centrés sur la Solfatare de Pouzzoles, mais les séismes très superficiels ont des foyers répartis sur l’ensemble de la région. Le problème n’est donc pas seulement de prédire la forme et l’extension d’une éventuelle éruption, mais aussi de savoir où elle se produira exactement. Vu la densité de population dans toute la région, plusieurs millions de personnes risquent d’être concernées, y compris Naples et sa proche banlieue...

        

6.  Etang de boue brûlante dans la Solfatare.
image © Jean-Claude Tanguy

7.  Le quai du port de Pouzzoles soulevé par le bradyséisme, en 1970.
image © Jean-Claude Tanguy

8.  Forte activité fumerollienne à la Solfatare en 1991.
image © Jean-Claude Tanguy

        

        L’origine du soulèvement de la terre semble être due à une remontée de fluides sous pression depuis la profondeur de 6-8 km ( Di Vito et al., 2023 ), où doit exister une chambre magmatique de dimensions encore mal définies.

        Au 15 mai 2024 le niveau d’alerte est jaune, mais le ministre de la Protection civile italienne, Nello Musumeci, a déclaré que « l’activité volcanique en relation avec le bradyséisme paraît en constante évolution et on n’exclut pas de passer au niveau d’alerte orange si nécessaire. » Et dans le cas d’une véritable éruption, tout dépend non seulement du moment exact, de son mode de développement et de son intensité, mais aussi du lieu même où s’ouvrira le nouveau cratère.

        

         Remerciements à roberto Scandone et Lisetta Giacomelli pour l’édition mise à jour (novembre 2023) de leur livre Campi Flegrei, storie di uomini e Vulcani.

        

Figure 2.  Variation d’altitude de la station RITE GNSS du 01/01/2023 au 27/05/2024 doc. Boll. Settimanale, section de naples de l’INGV-Osservatorio Vesuviano.

        

9.  Veduta della Solfatara (en 1774) par Pierre-Jacques Volaire (1729 - 1790/1802). Huile sur toile (145×279 cm). Musée de Capodimonte (naples), inv Q 1832.
image © Dominique Decobecq.

        

Références

- Bérard V. (1963) – L’Odyssée « poésie homérique », tome II, chants VIII-XV. Société d’édition « Les Belles Lettres », Paris.
- Delli Falconi M. A. (1538) – dell’incendio di Pozzuolo nel MDCXXXIII, Napoli.
- Di Vito M., isaia R., Orsi g., Southon J., de Vita S., D’Antonio M., Pappalardo L., Piochi M., 1999. Volcanism and deformation in the past 12 ka at the Campi Flegrei caldera (italy). J. Volcanol. geotherm. Res. 91, 221–246.
- Di Vito M. et personnel de l’Observatoire Vésuvien (2023) – Le rete di monitoraggio dell’INGV-Osservatorio Vesuviano ai Campi Flegrei. INGV Vulcani, 13/09/2023.
- Orsi g., D’Antonio M., Civetta L., eds (2022) – Campi Flegrei : a restless caldera in a densely populated area. IAVCEI, Springer, 410 p.
- Osservatorio Vesuviano (https://www.ov.ingv.it/index.php/flegrei-stato-attuale).
- Parascandola A. (1944-46) – Il Monte nuovo ed il Lago Lucrino. Boll. Soc. Natur. in Napoli, vol. LV, 315 p.
- Scandone R., giacomelli L. (2018) – Campi Flegrei, storie di uomini e Vulcani. Amazon, italy, 220 p.
- Tardieu A. (1867) – Géographie de Strabon, traduction (BNF).

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