Thématique ... Découverte
Article publié dans la revue LAVE N°215
Les volcans, enfants de Bohème
Patrick MARCEL
[ Coeur palpitant de la Bohème, Prague focalise l’attention des visiteurs qui se rendent en République Tchèque. Mais la région regorge aussi de curiosités naturelles, en particulier dans sa partie septentrionale, près de la frontière allemande. Quand on entend parler du «Paradis de Bohème » (Český ráj en tchèque) (photo 1), n’a-t-on pas envie d’y aller jeter un coup d’oeil ? Et quand surgit une image d’orgues, plus naturelles que celles des églises de Prague, cela nous fait entendre une petite musique volcanique... ]
1. Dans les chaos gréseux du paradis de Bohème (Český ráj).
Prélude en grès majeur
Après une heure d’autoroute ( rien n’est loin de Prague ), nous arrivons à Malá Skála qui est le point de départ pour découvrir l’un des trois «paradis » de la région, autour de la colline de Sokol. Ici, le grès est roi. Le sentier sableux, parcouru par de nombreuses familles en sortie pour le week-end, serpente au milieu d’immenses blocs rocheux, dans une forêt de pins. Les enfants courent, grimpent, jouent, les lèvres violettes des myrtilles dégustées au passage. Les plus grands, corde à l’épaule, vont rejoindre un site d’escalade. Des escaliers taillés dans la roche permettent d’accéder au sommet d’un monolithe et de profiter du panorama forestier, d’où émergent les formations gréseuses telles des ruines de cités géantes nées de l’imagination d’architectes fous.
Les parois révèlent les stratifications entrecroisées qui témoignent des conditions de dépôt des sédiments détritiques issus des roches cristallines du socle varisque, dans un bassin qui a fonctionné au Crétacé, il y a 100 millions d’années (Ma). L’épaisse formation gréseuse, minée par l’érosion, constitue aujourd’hui l’ossature de la région. Le sable siliceux provenant de l’usure du grès est presque blanc, très riche en quartz : une matière première de choix pour les nombreuses cristalleries de la région. Le cristal de Bohème, ça vous parle ?
Près du sommet, une petite butte de roche massive et sombre tranche avec le grès environnant : c’est le premier affleurement de basalte du séjour ! Nous sommes bien sur la piste des volcans de Bohème, mais rien de bien spectaculaire pour le moment.
Plus près de la frontière allemande, à proximité de la ville de Hřensko située au bord de l’Elbe, dans le parc national de la Suisse bohémienne, on peut admirer le plus spectaculaire monument naturel du pays, et le préféré des Tchèques : la porte de Pravčice ( Pravčická Brána). Il s’agit de la plus grande arche de grès en Europe, un véritable décor de cinéma ( vue dans Le Monde de Narnia notamment ) ( photo 2 ).
On la rejoint à pied après une heure d’ascension sur un chemin bien aménagé. Un point de vue permet de l’admirer avec le recul nécessaire. Dans le paysage, un relief isolé à la forme conique se fait remarquer : il s’agit du Růžovský Vrch ( Vrch signifie colline, et ça se prononce... comme on peut). Il est d’origine volcanique. Ce n’est pas à proprement parler un édifice volcanique ( tel qu’on en voit dans la chaîne des Puys par exemple ). Il s’agit d’un dyke de basanite néphélinique qui coiffe les grès, leur offrant une protection contre l’érosion, et qui forme ainsi un relief dont les pentes sont constituées d’éboulis de roches volcaniques issues du démantèlement du dyke ( les Tchèques appellent ça des «mers de pierre » ). L’ensemble est recouvert de forêt. Les choses se précisent ! Laissons-là les formations gréseuses et partons à la découverte de ce volcanisme, ce n’était qu’un prélude.
2. La grande arche de grès de Pravčická Brána et en arrière-plan, le relief volcanique de Růžovský vrch.
Symphonies de basalte
Non, je ne vous invite pas à un concert de Smetana... mais à découvrir deux lieux stupéfiants, où les grandes orgues font le spectacle.
Le premier s’appelle Panská Skála ( le Rocher du Manoir, 597 m ) ( photo 3 ). Il est bien connu des Tchèques pour avoir servi de décor fantastique à un conte populaire, La Princesse Orgueilleuse, un film de 1952. Jadis, une petite colline dominait le village de Kamenický Šenov, avant qu’un agriculteur n’y ouvre une carrière pour en extraire le basalte à la fin du XVIIIème siècle.
Au fur et à mesure que l’exploitation progressait, on voyait apparaître un extraordinaire alignement de colonnes élancées jusqu’à 15 m de haut, d’une grande régularité, disposées comme des tuyaux d’orgues, ce qui a commencé à fasciner les habitants et visiteurs de la région. En 1902, une association pour la sauvegarde du Rocher du Manoir voit le jour, obtenant progressivement la réduction puis l’arrêt de l’extraction des prismes basaltiques et la protection du site en 1914.
3. La féérie des prismes basaltiques de Panská Skála.
4. Le pavage parfait des prismes hexagonaux de Panská Skála.
Aujourd’hui, le statut de monument naturel national est attribué à cette formation géologique remarquable, vestige d’une coulée de lave vieille de 30 Ma dégagée par l’érosion et en inversion de relief. On peut facilement atteindre le sommet de cette petite butte et admirer l’emboîtement parfait des prismes à section hexagonale ( mais aussi à cinq côtés, et plus rarement à quatre ) nés de la rétraction de la lave lors de son refroidissement ( photo 4 ).
Le deuxième site n’est qu’à une poignée de kilomètres au nord du précédent. Beaucoup moins connu, peu fréquenté, émergeant d’un grand massif forestier, le Zlatý vrch ( Montagne d’Or, 657 m ) ( photos 5 et 10 ) a lui aussi le flanc grignoté par une ancienne carrière qui a fonctionné de 1870 à 1973. On en extrayait des colonnes de basalte pouvant faire jusqu’à 6 m de long, dont certaines étaient exportées en Hollande où elles servaient à fabriquer des digues.
Trois formations successives s’y empilent, la partie centrale constituant un mur de colonnes basaltiques qui se développe sur environ 150 à 200 m de longueur. La finesse des colonnes ( 20 à 25 cm de section hexagonale ou pentagonale ) est remarquable, ainsi que leur hauteur ( atteignant une trentaine de mètres ) et la variation de leur déclivité : verticales au centre, elles s’inclinent progressivement vers les bords, dessinant un large éventail.
À la beauté du lieu s’ajoute l’émotion de l’interprétation géologique, lorsque l’on comprend qu’il s’agit du coeur figé d’un lac de lave ! Du sommet, accessible après une bonne suée, un large panorama permet de contempler les vallons et collines des Monts de Lusace ( en tchèque : Lužické hory ) ( photo 6 ).
Le volcanisme du Tertiaire a donc bien marqué la région, et on commence à prendre conscience que chaque petite colline ( vrch ) qui ponctue le paysage abrite des vestiges d’activité volcanique passée. La traque peut donc continuer, allegro ma non troppo.
5. L’impressionnante colonnade de prismes basaltiques de Zlatý vrch. Les plus grands atteignent 30 m de hauteur.
6. Depuis le sommet de Zlatý vrch, plusieurs reliefs d’origine volcanique faisant partie des monts de Lusace sont visibles vers l’est, dont le Klíč (à droite).
Le choeur des phonolites
Bořeň est un relief rocheux culminant à 539 m qui domine la rivière Bílina et la ville du même nom ( photo 7 ). Il est bien connu des amateurs d’escalade car plusieurs voies de difficultés variées permettent de le gravir.
Heureusement pour moi, le sommet est aussi accessible par un sentier de randonnée. Sa forme m’en rappelle une autre bien connue de ceux qui fréquentent le massif du Sancy : la roche Sanadoire (mais en plus grand). Et la sonorité particulière des roches du sentier confirme le diagnostic : nous sommes sur une formation de phonolite. Nul doute que la mise en place de cette intrusion de lave visqueuse a dû faire du bruit, à l’époque !
7. Les trois intrusions de phonolite dominant la ville de Bílina : Bořeň, Želenický et Zlatník.
Les géologues tchèques ont retrouvé au pied de cette formation les restes d’un anneau pyroclastique contenant des éléments du socle sous-jacent : une éruption phréatomagmatique a donc eu lieu, créant un maar dans lequel une protrusion de lave à composition phonolitique a grandi. La prismation complexe de la protrusion observée lors de la montée ( photo 8 ) me fait penser que plusieurs coups de piston successifs ont été nécessaires à sa mise en place, comme son homologue auvergnate.
Du sommet, deux autres collines plus petites sont visibles, Želenický et Zlatník ( photo 9 ). Elles sont constituées de phonolite à sodalite. Želenický fait l’objet d’une exploitation en lien avec l’industrie du verre, elle est donc très étudiée : les zircons qu’on y trouve ont permis une datation absolue précise de l’épisode volcanique : 33 Ma. Le volcanisme de Bohème date donc bien de l’Oligocène... et c’est là que son histoire rejoint celle de la Limagne !
8. Durant l’ascension du Bořeň, on aperçoit les différentes protrusions de phonolite qui le constituent.
9. vue depuis le sommet du Bořeň.
Final : la grande valse des continents
Au début de l’ère Tertiaire, il y a 60 Ma, la subduction de la lithosphère eurasiatique sous la lithosphère apulienne est déjà bien entamée. Après la fermeture de l’océan Téthys, les deux lithosphères continentales s’affrontent, et leur collision génère des déformations qui vont donner naissance aux Alpes.
Il y a 34 Ma, les déformations atteignent leur paroxysme. En arrière de la subduction continentale, la lithosphère européenne est étirée, et s’effondre en une série de rifts continentaux, sur plus de 1000 km et suivant la courbure de l’arc alpin: le grand rift ouest européen se forme.
Le massif de Bohème est traversé d’est en ouest par le graben de l’Eger, alors que plus à l’ouest se crée le fossé rhénan, la Bresse, les Limagnes...
Figure 1. Schéma structural du rift ouest européen du Cénozoïque (d’après Brousse & Bellon, 1983).
Sous la lithosphère amincie, du magma est produit par fusion partielle du manteau, et des provinces magmatiques voient le jour au niveau de certains de ces rifts : si celle du Massif central est la plus active, le graben rhénan est le siège du volcanisme de l’Eifel et l’Eger du volcanisme de Bohème, qui lui ne durera que pendant la période de rifting ( volcanisme syn-rift ) ( figure 1 ).
Ainsi, il y a environ 30 Ma, les volcans bohémiens voyaient le jour, faits de basanites, basaltes ou phonolites. Il en reste un bel héritage, car au-delà des reliefs, certaines zones du graben de l’Eger sont le siège de gradients géothermiques importants. Les sources des villes de Marienbad et de Karlsbad atteignent parfois des températures supérieures à 70 °C. Des mofettes animent les tourbières de Soos et de petits séismes agitent de temps en temps la région.
Alors, ami-e volcanophile, si tu vas là-bas, prends garde à toi !
10. Les prismes basaltiques de Zlatý vrch, en Bohème.
Toutes les images © Patrick Marcel.
Références bibliographiques et internet
• Robert Brousse & Hervé Bellon (1983), Réflexions chronologiques et pétrologiques sur le volcanisme associé au développement des rifts de france. Bulletin des centres de recherches exploration-production, vol. 7, n° 1, pp. 409-424.
• QR code et lien vers une animation montrant la formation du Bořeň, réalisée par le Česká geologická služba (service géologique tchèque) :
• Et pour accompagner cette exploration du volcanisme de Bohème, un QR code et un lien vers (une fois n’est pas coutume !) une bande son : la Moldau, de Smetana, jouée aux grandes orgues !
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